Lettre de JJ Fall
intermittents Date : 11/07/03 0:28:
Chère Ariane, Cher Patrice,
Tout à l'heure, au Cloître des Célestins, j'étais
près de vous et je vous ai entendus avec incrédulité,
tristesse et inquiétude. Je n'ai pas pu vous répondre tant j'étais
bouleversé. Un jeune homme l'a fait avec cour et émotion. Je
veux croire que Julien Bouffier, avec son admiration et son amour pour vous,
aura su vous toucher.
Vous êtes, pour toute une profession, deux phares, deux points de
repères par votre talent, votre aura de géants du théâtre
et par votre engagement, jusqu'à ce jour, sans faille. Je n'ai aucune
leçon à vous donner. Au contraire, vous avez toujours été
pour moi des exemples.
J'aimerais comprendre et je ne comprends pas. J'ai essayé de me dire,
peut-être ont-ils raison. Mais au bout du compte, non, non et non, vous
n'avez pas raison.
Tu penses, Patrice, que cette réforme est juste. Libre à toi
de l penser. Mais le dire devant les caméras de télévision
te donne une responsabilité immense. Tu le sais, ta parole compte plus
alors que n'importe quelle autre, que celle de ces milliers d'artistes et
de techniciens qui se battent pour leur survie, désespérés
de ne pas être entendus, eux. Cette réforme n'est pas juste qui
condamne au RMI, tu le sais, nous le savons tous, entre 15 000 et 20 000
personnes. Non, notre profession n'a pas le droit de condamner 15 000 à
20 000 personnes à une précarité totale. Ce sont les
plus faibles, les plus fragiles, les plus démunis d'entre nous, ceux
qui ont le plus besoin de solidarité.
Ce sont souvent aussi les plus jeunes, ceux qui entrent à peine dans
ce métier avec le rêve d'en faire leur vie. Et nous, que cette
réforme ne concerne pas aujourd'hui (je ne préjuge pas de demain),
nous accepterions cet immense gâchis, nous le cautionnerions, pire nous
l'approuverions. Je te dis simplement : Non.
Tu dis, Ariane, que la grève n'est pas la bonne méthode, que
notre vraie force est d'exercer notre métier, notre art. Que nos spectacles
parlent, pour nous, plus fort que tout le reste. Et tu as raison. Nous faisons
tous ce métier pour changer le monde. Oh, un tout petit peu, mais ce
peu est immense, il est toute notre grandeur. Mais pourtant. Pourtant, Ariane,
nous n'avons pas le choix. En effet, nous essayons
depuis des mois de nous faire entendre, d'alerter nos ministres, nos élus,
sur notre détresse, sur les réformes nécessaires et urgentes
à apporter, sur le sous-financement chronique dont souffre le spectacle
vivant depuis des années. Et rien ne se passe. Rien ne bouge. Silence
radio. Silence télé. Silence journaux. Depuis quand parle-t-on
enfin de nos problèmes quotidiennement, à la radio, à
la télé, dans les journaux
? Depuis la grève des intermittents. Depuis quand saisit-on enfin
un peu l'état catastrophique de notre situation ? Depuis la grève
des intermittents. C'est cette grève qui a refait du spectacle vivant
un enjeu de société. Il s'agit là d'un moment historique
à saisir. Si tel ou tel festival, tel ou tel spectacle n'a pas lieu
aujourd'hui (ce que bien sûr personne ne souhaite) c'est pour qu'il
puisse encore avoir lieu demain. Ensemble nous pourrons sortir grandis de
cette bataille.
Tu dis que nous nous tirons une balle dans le pied. Bien sûr que non.
Tout à l'heure tu nous as tiré une balle dans le cour. Cette
grève des intermittents, au contraire de ce que tu affirmes, nous redonne
notre place et notre dignité, elle nous dit et dit au monde : notre
existence importe ; sans les artistes et les techniciens du spectacle vivant
le monde est moins beau, moins vivant, moins vivable.
Reste des nôtres, Ariane, Reste des nôtres, Patrice. Nous vous
avons tant aimés, nous avons tant besoin de vous. Voilà ce que
j'aurais dû vous dire tout à l'heure, mais je n'ai pas pu. Je
vous admire trop.
Un mot encore pour finir. Technique celui-là. Cette « réforme
» ne règle rien. Elle a été faite une calculette
à la main. Pour les « réformateurs », rien de plus
simple : si le déficit réel du régime spécifique
d'assurance-chômage des artistes et des techniciens du spectacle est
d'environ 250 millions d'Euros (et non pas 800 millions
d'Euros comme on l'entend dire trop souvent - en effet la Cour des comptes
a chiffré à 220 millions d'Euros pour 2001 la différence
entre le coût de ce régime spécifique et ce qu'auraient
coûté les mêmes personnes indemnisées au régime
général -). Il suffit donc de doubler les cotisations d'assurance-chômage
(gain 100 millions d'Euros) et de
« licencier » 25 % des indemnisés du secteur (gain 150
millions d'Euros). 100 + 150 = 250 et le tour est joué.
C'est non seulement un raisonnement cynique mais imbécile. C'est,
bien sûr, toute l'économie du spectacle vivant qui se trouve
déséquilibrée.
Le rapport Roigt et Klein, diligenté par le Ministère du Travail
et le Ministère de la Culture, désigne courageusement les responsables
des tricheries qui plombent le système de l'intermittence :
en premier lieu, les patrons-tricheurs de l'audiovisuel et du cinéma
privé qui se servent de ce système pour faire (je cite) «
de l'ingénierie financière » autrement dit qui augmentent
par-là leurs bénéfices ;
en second lieu, les collectivités publiques (Etat et collectivités
territoriales) qui, sciemment ou pas, se servent de ce système pour
financer à moindre coût leurs politiques culturelles.
Or, ce sont eux, précisément, les grands gagnants de la «
réforme » si décriée. Ils sortiront de cette «
réforme » indemnes. Je dirais même confortés dans
leurs comportements irresponsables. Une fois encore, la seule réponse,
ultralibérale, apportée par une « réforme »
se solde par un licenciement massif.
Ce n'est pas acceptable.
Il nous faut arrêter cette mascarade. Pour cela Chère Ariane
et Cher Patrice nous avons besoin de tous, nous avons besoin de vous.
Jean-Claude Fall
Directeur du Centre Dramatique National de Montpellier
Languedoc-Roussillon - Théâtre des Treize Vents
PS : J'ai vu les larmes ravalées de mon ami Jean-Paul Montanari (directeur
du Festival Montpellier-Danse) celles de tous ceux qui se sont dévoués
corps et âme pour faire exister, malgré toutes les difficultés,
les festivals qu'ils dirigent, pour accueillir les artistes qu'ils aiment,
pour offrir aux publics des spectacles qui aident à « résister
à l'amoindrissement du monde » (Michel Cournot). Je comprends
la tristesse, la colère et l'angoisse de Bernard Faivre d'Arcier. Mais
tous devraient savoir que rien là, bien sûr, n'est dirigé
contre eux. Que tous nous rêvons, et parfois ce rêve devient réalité,
d'être invités à confronter nos ouvres à leurs
publics. Enfin (et c'est plutôt le commencement) les publics savent
que nous n'existons qu'à travers eux, pour eux. Qu'ils changent le
monde avec nous. Que c'est bien ainsi. Et que c'est ensemble qu'il faut nous
battre aujourd'hui pour qu'il en soit ainsi demain.