37,5 torchons ou bien 40 serviettes ? (par Claude Danthony, maître de conférences de mathématiques à l'École normale supérieure de Lyon)
Un grand battage médiatique ne cesse actuellement d'opérer une comparaison entre le nombre d'annuités nécessaires pour obtenir une retraite à taux plein : 37,5 dans le public et 40 dans le privé, et de déduire de ces deux chiffres que c'est inéquitable. Mais personne ne pense à préciser que le même mot " annuité " correspond à des réalités tellement différentes dans les deux régimes que la comparaison n'a guère de sens : autant ajouter des
torchons et des serviettes !
Démonstration :
Nous avons tous appris à l'école qu'on n'ajoute pas des
choux et des carottes ou des torchons et des serviettes. Tout comptable
sait que des comparaisons ne sont valables que si elles sont effectuées
" à structure comparable ". En tant que scientifique, j'ai le devoir,
lorsque je compare deux données chiffrées, de commencer par
vérifier qu'elles correspondent à la même réalité,
par exemple sont exprimées dans la même unité.
Sinon, on peut faire dire absolument n'importe quoi aux chiffres Le mot " annuité " correspond en fait à un nombre issu de calculs totalement différents dans les deux régimes. En gros :
(1) Vous pensez peut-être que ce projet, qui se veut équitable, va revenir sur cette différence ? Détrompez-vous : s'il instaure une validation des périodes de congé parental, le projet supprime purement et simplement la bonification d'un an des femmes fonctionnaires, pour les enfants nés après le 1er janvier 2004 ! Mais la suite parait claire : s'il passe, vous entendrez dans quelques années à la télévision : " Dans le privé il y a une bonification de 2 ans par enfant qui n'existe pas pour les fonctionnaires, c'est inéquitable ". Et on supprimera la bonification des mamans du privé !
Un jour où j'avais pris un énarque en flagrant délit
de comparaison de chiffres incomparables, il m'avait répondu : "
D'accord, mais vous, vous
vous intéressez au sujet. Pour les gens, il faut des idées
simples ". Je ne voudrais pas que l'opinion publique soit convaincue que
les
fonctionnaires seraient des privilégiés du simple fait
que les médias colportent une idée aussi simple qu'inexacte.
II n'empêche que cette stratégie de dresser le privé
contre le public, sur la base d'une " idée simple " permet de faire
passer au second plan
certaines réalités.
Elle permet d'oublier que la réforme Balladur de 93, en augmentant
la durée de cotisation de 37,5 à 40 ans (là on peut
comparer les données puisque
c'est le même régime), mais surtout par l'introduction
de la décote et l'allongement de la période de référence,
a déjà diminué et surtout va
encore dégrader fortement les retraites du privé. Elle
permet de faire passer au second plan que la réforme ne concerne
pas
les seuls fonctionnaires, puisque l'on va passer pour tous, de 40 annuités
en 2008 à environ 42 en 2020. C'est faire oublier un des principes
de ce
projet de loi, qui me pose personnellement problème. Alors que
depuis le dix-neuvième siècle, l'augmentation de la
richesse de la France (et des pays riches) est allée de pair
avec une diminution phénoménale de la part de sa vie qu'une
personne consacre à travailler, le
projet revient sur l'histoire, en décidant que désormais,
sur une vie, la proportion du temps consacrée au travail ne devra
plus diminuer.
J'entends d'ailleurs tous les jours dans les médias des personnes
me dire sur un ton docte et péremptoire: " il faut que les français
comprennent qu'il faut
travailler plus ". Soit, ils ont peut-être raison. Mais dans
la mesure où une telle affirmation est contraire à ce qui
s'est passé dans les 150
dernières années, je considère, en tant que scientifique,
qu'ils doivent justifier leurs affirmations. Or je n'ai jamais entendu
personne me donner
un véritable argument selon lequel nous serions vraiment aujourd'hui
dans une situation nouvelle justifiant une inversion du phénomène
historique, c'est-à-dire une augmentation du temps de travail.
Elle permet de faire oublier que ce projet est un choix politique de faire
supporter aux seuls salariés actuels (pas aux employeurs ou
à l'impôt) le coût de l'augmentation de l'espérance
de vie, en justifiant cela par une
nouvelle " idée simple " : on nous répète qu'il
n'y aurait pas d'autre choix, ce qui est bien sûr faux.
Surtout, cela permet d'occulter le fait que les inégalités
au sein du privé sont bien plus criantes qu'entre le privé
et le public. Dans le privé,
tout va dépendre de la convention collective, de la taille de
l'entreprise ou encore du temps partiel subi ou choisi. Vaut-il mieux être
employé à temps
partiel subi d'une PME du nettoyage ou à temps plein d'une grande
entreprise, avec un accord 35 heures, un CE et une convention collective
très favorables ?
Claude Danthony,
maître de conférences de mathématiques à
l'École normale supérieure de Lyon.