 |
Couple : le contrat d’infidélité
vous tente-t-il ?
Habitats séparés, aventures
autorisées : le couple de demain sera "fissionnel", affirme le sociologue
Serge Chaumier. Un nouveau contrat amoureux plébiscité, dit-il,
par les jeunes et par ceux qui, après un divorce, ne croient plus
à l’idéal fusionnel
Le couple fusionnel est mort. Vive le couple fissionnel ! annonce
Serge Chaumier dans "la Déliaison amoureuse" (1). Sa thèse
: " De plus en plus d’unions évoluent vers un degré d’autonomie
de plus en plus grand. Mais "couple fissionnel" n’est pas forcément
synonyme d’infidélité. Il se définit surtout par l’acceptation
d’un principe d’ouverture de la part des partenaires, chacun reconnaissant
à l’autre le droit de vivre en dehors de soi. Pour certains, il
ne s’agira que d’une vie sociale indépendante, tandis que d’autres
s’autoriseront des escapades plus intimes. " Boulimique d’écrits
théoriques sur la question, ce brillant sociologue de 35 ans – célibataire
mais ayant expérimenté différents types de couple
– s’intéresse depuis l’adolescence à ce qu’il nomme l’" organisation
amoureuse ".
Sa démarche : repérer des pratiques émergentes
qui échappent aux statistiques parce qu’encore minoritaires. Son
essai, basé sur un impressionnant savoir livresque et cinématographique
– son doctorat portait sur l’" évolution des modèles conjugaux
au travers de récits filmiques " –, est étayé de nombreux
témoignages de couples qui reflètent, selon lui, une nouvelle
tendance. Qui sont-ils, ces nouveaux couples ? Des jeunes de 20 ans principalement,
pour qui l’autonomie est une valeur vitale, mais aussi des personnes de
35-40 ans qui, après une séparation ou un divorce mettant
fin à l’idéal de l’amour fusionnel, désirent appréhender
l’amour autrement.
(1. Armand Colin, 1999.) |
L’amour fusionnel : un modèle intenable
Dans le couple fusionnel, on partage les mêmes amis, les mêmes
vacances, les mêmes loisirs. Le contrat : vivre l’un à travers
l’autre. Se rendre seul dans une soirée ? Impensable ! Une simple
amitié avec une personne du sexe opposé est proscrite ou
désapprouvée. Un regard dévié peut provoquer
un drame. De prime abord, ce type de couple semble être le modèle
le plus répandu. Faux, affirme Serge Chaumier : il est en régression,
car les hommes et les femmes d’aujourd’hui ne souhaitent plus se fondre
dans le couple mais conserver leur individualité. " Cela ne signifie
pas que le rêve de fusion ait déserté nos imaginaires,
loin s’en faut ! poursuit le sociologue. L’amour fusionnel continue d’incarner
l’amour parfait. Simplement, nos pratiques sont décalées
par rapport à cet idéal. Car le couple fusionnel ne peut
se vivre dans la réalité : pour ne faire plus qu’un, les
partenaires s’entre-dévorent. Ce qui est envoûtant au début
le devient moins avec le temps, quand le "je" disparaît, noyé,
englouti dans le "nous". C’est ce que la sociologue américaine Ti-Grace
Atkinson (2) appelle "le cannibalisme métaphysique". Si généralement
on en sort vivant, l’amour et le désir, eux, meurent. "
Pour Serge Chaumier, le modèle le plus courant est désormais
celui du " couple à autonomie limitée ".
(2. Auteur d’"Odyssée d’une amazone", Editions des femmes-Antoinette
Fouque, 1975.)
L’autonomie limitée : déjà largement accordée
Ici, chacun permet à l’autre de " vivre sa vie "… jusqu’à
un certain point. Chaque couple définit ses limites et fixe le degré
de liberté qui lui semble tolérable. Les uns s’autoriseront
loisirs ou vacances en solo. D’autres s’accorderont, en plus, de pouvoir
danser, flirter avec des tiers. Une liberté qui s’arrête le
plus souvent au seuil des investissements sexuels et affectifs : " Tu vis
ta vie du moment qu’il n’y a pas de relation sexuelle et amoureuse en jeu.
"
Pas d’infidélité donc, mais déjà de la
culpabilité pour certains. Sophie, qui éprouve le besoin
de partir seule en vacances avec son fils et une amie, se sent mal à
l’aise vis-à-vis de son mari : " Je ne l’aime pas assez ", se dit-elle.
Quand le couple ne correspond pas à la norme fusionnelle, beaucoup
pensent qu’il est raté. Au Canada, où l’égalité
sexuelle est plus affirmée qu’en France, Serge Chaumier observe
une plus grande autonomie au sein des jeunes couples : chaque conjoint
conserve ses amis avec lesquels il passe soirées ou vacances. Cela
ne les rend pas pour autant infidèles. Du moins pas forcément.
L’amour fissionnel : s’ouvrir
au tiers stimulateur
Un pas supplémentaire est franchi par les couples fissionnels,
dits " open ", qui ne se fixent pas de limites a priori. Chaque partenaire
peut vivre des expériences sexuelles, et parfois même amoureuses,
avec des tiers sans avoir à le cacher. " La fidélité
est exprimée dans le temps, non dans la sexualité, explique
Serge Chaumier. L’idée est qu’il n’y a jamais remplacement mais
complémentarité. Il ne peut donc y avoir rupture, tout au
plus éloignement. Même s’il demeure minoritaire, ce type de
couple tend à se développer : on forme une sorte de noyau
avec son partenaire, que l’on nourrit de relations intimes avec une tierce
personne. " Le nourrir… ou le faire exploser ! " C’est le risque évidemment,
admet l’auteur. En même temps, c’est grâce à ce risque
que le couple reste vivant. Le désir se nourrit d’étrangeté,
de remises en question. "
Alterner fusion et indépendance
Anne et Jean-Louis vivent ensemble depuis quinze ans et ont un fils
de 7 ans. Ils alternent périodes de fusion et périodes d’indépendance,
ces dernières pouvant durer plusieurs semaines. Chacun dispose d’un
lieu de repli : elle chez ses amies, lui dans une maison à la campagne.
Et tous deux ont des aventures, parfois poussées. Anne a ainsi eu
un ami régulier pendant quatre ans. Ils ne se le cachent pas, mais
n’en parlent pas non plus, estimant n’avoir aucun compte à se rendre.
" Au début, nos relations pouvaient devenir violentes, se souvient
Anne. Avec le temps, nous avons trouvé nos marques, et ces continuelles
séparations et retrouvailles nous permettent de conserver une relation
forte et passionnelle, sans nous étouffer. "
La polygamie successive
Le couple open serait-il une issue à la crise de la famille
? La monogamie dont nous avons hérité par tradition nous
conduit à changer de partenaire assez régulièrement,
note Serge Chaumier. Nous vivons donc en réalité une " polygamie
successive ". Et si, au lieu d’enchaîner les relations les unes après
les autres, et de renier à chaque fois la précédente,
nous les vivions en parallèle ?
Habiter séparément
Certains, déjà, préfèrent habiter séparément
pour éviter la routine et l’ennui. Ainsi Paul et Léa, ensemble
depuis dix ans, ne font vie commune que le week-end et les vacances. Au
début, ils vivaient ensemble en Normandie. Puis Paul, réalisateur
free-lance, a décidé de prendre un studio à Paris,
" pour le travail " : " Mon intuition était la bonne. Plus on se
sépare Léa et moi, plus nos rapports sont forts. Lorsque
nous nous retrouvons, c’est toujours une fête. Tous les soirs, ce
serait certainement ennuyeux. Evidemment, ce studio est un luxe qui me
coûte très cher. " En effet, le modèle fissionnel concerne
surtout les classes aisées ou moyennes. De plus, Paul est fidèle
" parce que paresseux ", plaisante-t-il. Mais s’il se montrait plus " ouvert
", son couple s’en porterait-il aussi bien ?
Cécile et Frédéric, étudiants de 22 et
23 ans, ensemble depuis deux ans, vivent séparément. Elle
habite avec un ami homosexuel, lui avec une amie étudiante. " L’an
dernier, mon colocataire a failli partir et j’ai proposé à
Frédéric de venir vivre avec moi, raconte Cécile.
"Réfléchis bien, m’a-t-il répondu. Nous risquons de
ne plus trouver nos marques." Cela m’a paru très juste. Il y a des
périodes où nous ne nous quittons pas, d’autres où
nous avons besoin de nous retrancher chacun chez soi. Ça se fait
tout seul. Nous tenons tous les deux au caractère improvisé
et ludique de cette relation. Et puis, brimer mes envies, ce n’est pas
mon genre. Or il m’arrive de désirer d’autres hommes. Frédéric
a pris cet aveu avec beaucoup d’intelligence et de subtilité. Lui
dit qu’il n’éprouve pas le besoin d’aller voir ailleurs. Pour l’instant.
Le jour où cela se produira, j’espère être à
la hauteur ! "
Un contrat de liberté : utopique ?
Dans le dernier chapitre de son livre, Serge Chaumier fait l’apologie
du couple fissionnel. Soit. L’idée est belle – il n’est d’ailleurs
pas le premier à y avoir pensé –, mais quid de la jalousie
? Comment étouffer en soi des sentiments tels que l’instinct de
possession ? " La jalousie n’est pas naturelle, affirme Serge Chaumier,
mais culturelle. On "doit" être jaloux. C’est une norme sociale dont
il serait peut-être bon de s’affranchir. Contrairement a ce qu’on
nous a appris, la jalousie n’est pas un signe d’amour, mais une marque
d’insécurité et de dépendance. Elle s’appuie sur le
modèle du couple romantique fusionnel, qui a pour idéal l’exclusivité.
Et quand on n’existe que par l’autre, le moindre détournement du
regard est une négation de son identité. Il y a des sociétés
qui ne reposent pas sur ce concept d’amour romantique, comme les Muria
de l’Inde (3), et qui n’ont pas à faire face à cette peur
souterraine. Dans le couple fissionnel, il n’y a ni "cocu" ni "tromperie".
On peut certes se sentir exclu, mais seulement si l’amour est renié.
"
Peut-être. Mais la transparence qu’exige un tel couple peut sembler
très utopique. Il suffirait d’établir un contrat clair, d’en
parler et tout irait de soi ? L’expérience montre qu’il y a souvent
un gouffre entre discours et réalité. Certains, persuadés
d’être prêts à vivre cette liberté, s’écroulent
face à la réalité. La seule formulation d’un fait,
toléré tant qu’il demeurait implicite, peut causer un drame.
Autrement dit, les couples qui s’autorisent des aventures, en secret, ne
sont peut-être pas tous d’affreux hypocrites, mais seulement des
gens qui ne veulent pas transformer leur vie privée en casse-tête
chinois ! L’expérience montre qu’il y a souvent un gouffre entre
discours et réalité. Certains, persuadés d’être
prêts à vivre cette liberté, s’écroulent face
à la réalité. La seule formulation d’un fait, toléré
tant qu’il demeurait implicite, peut causer un drame. Autrement dit, les
couples qui s’autorisent des aventures, en secret, ne sont peut-être
pas tous d’affreux hypocrites, mais seulement des gens qui ne veulent pas
transformer leur vie privée en casse-tête chinois !
(3. "Maisons de jeunes chez les Muria" de Verrier Elwin, Gallimard,
1978.)
Décalage de rythme
Autre obstacle : on sait que tout couple qui se forme passe par une
phase fusionnelle pouvant varier d’un mois à plusieurs années.
Que se passe-t-il lorsque l’un souhaite poursuivre la fusion et que l’autre
décrète que " maintenant, c’est open " ? " Ce décalage
de rythme peut, bien sûr, provoquer une rupture, convient Serge Chaumier.
Mais l’étape fusionnelle n’est pas obligatoire. Certains couples
choisissent dès le début de vivre selon le modèle
fissionnel. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’ils sont souvent constitués
d’hommes et de femmes ayant déjà vécu une expérience
fusionnelle dans le passé, et qui veulent s’en affranchir. Quoi
qu’il en soit, vivre en couple "open" n’est pas évident, car on
se heurte à une énorme pression sociale. C’est un modèle
que chaque couple doit inventer, car il n’existe aucune recette valable
pour tous. "
Une seule façon d'aimer ?
Inventons, innovons, créons… En nous exhortant à plus
de liberté
et en remettant en cause un idéal d’amour considéré
comme " la " norme, le livre de Serge Chaumier nous rappelle que notre
façon d’aimer n’est pas la seule possible. Cet ouvrage érudit
vogue-t-il en pleine utopie, ou préfigure-t-il nos futures façons
de vivre et d’aimer ? A vous d’en juger !
AVIS :
Willy Pasini (4), psychiatre et psychologue, spécialiste du
couple.
La jalousie n’est-elle qu’une "norme sociale", comme l’affirme Serge
Chaumier ?
– La jalousie sexuelle est effectivement " culturelle ". Mais ce sentiment
est profondément humain et lorsqu’il ne porte pas sur le sexe, il
se déplace. Les épouses des couples polygames africains acceptent
très bien le partage sexuel mais deviennent hystériques si
l’une d’elles possède des vêtements plus élégants
que ceux des autres. Autre exemple : le couple échangiste. L’épouse
demande à son mari : " Ça ne t’a pas plu ? " " Si, répond
celui-ci, mais avec lui, tu as crié plus fort qu’avec moi ! " La
jalousie est parfois révélatrice de la bonne santé
d’un couple : elle réveille les mécanismes de la séduction
et réactive le pouvoir aphrodisiaque du désir. La présence
d’un intrus, pour ceux qui érotise l’infidélité, est
une menace excitante.
Le couple du troisième millénaire sera-t-il fissionnel
?
- Oui, si nous savons extraire de la relation de couple le sentiment
de dominant-dominé propre au désir sexuel et développer
la tendresse, la confiance, l’estime, la générosité,
etc.
4 - Auteur d’une "Eloge de l’intimité", Payot, 1996, et de "la
Force du désir", Odile Jacob, 1999
|