A propos d'Internet

Voilà la version lisible de ce que François après l'avoir gravé à la main sur une pierre spécialement achetée à cet effet vous a péniblement transmis !

 Dreyfusards ou anti-dreyfusards ?
 
 
On se souvient du célèbre dessin de Carandache représentant un dîner de famille, puis, dans l'image suivante, on voyait les mêmes personnages dans une mêlée inextricable pleine de gnons et de bosses avec cette légende "Ils en ont parlé. "

De l'affaire Dreyfus, évidemment, qui divisait les familles, les amis, les partis, les clubs, les fratries, les tribus, les clans et les ménages.

Lorsque, il y a quinze jours, j'ai écrit mon édito à propos d'Internet,, la" Kommandantur libérale " je ne savais pas à quel point je touchais à un domaine de passions, de fantasmes et de croyances.

Malgré mes précautions, mon absence de condamnation de l'outil en soi, j'ai touché au sacré. J'ai mis mes pattes sales sur le saint sacrement. Les réactions, violentes, agressives, ont été celles de fidèles un blasphémateur. J'ai reçu plusieurs centaines d'e-mails, auxquels je ne peux d'ailleurs pas répondre parce que mon système (tout neuf) est déjà en rade.

(Vous avez déjà entendu parler d'un ordinateur qui ne soit pas la vache à lait d'un service après-vente vertigineusement incompétent ? En dix ans d'utilisation, moi, non.)

Ainsi, j'ai lu des messages qui tentaient de me prouver que j'avais tort en me répétant ce que j'avais écrit: à savoir que c'était une formidable banque de données, un outil irremplaçable pour les chercheurs, etc. On m'assène avec véhémence ce dont je convenais calmement. C'est bien la preuve qu'il y a une relation amoureuse entre Internet et internaute. Une relation qu'on pourrait qualifier de spéculaire. L'internaute projette sur Internet sa propre image rêvée de cerveau connecté à la totalité du monde.

Dans l'écrasante majorité des réactions, on constate que l'internaute, comme l'amoureux est dans la contemplation fascinée de son idole, et refuse de se poser la moindre question sur la nature de sa relation à son objet de désir.

Au cours de nos entretiens, Jean-Marie Messier revenait avec insistance sur Internet. Devant mes réticences, il défendait Internet avec les mêmes arguments développés par les militants les plus radicalement à gauche utilisateurs du réseau. D'ailleurs, lui-même les évoquait. Il y voyait l'expression dune démocratie précieuse. J'avoue que cette convergence de entre Messier et eux a contribué à nourrir mes doutes.

Admettons donc qu'Internet est le reflet monde, et qu'il contient 99 % de pub, de merde, de porno, de business, de tarés et d'escrocs, et qu'il est un moyen de propagande idéal pour les gourous, les charlatans, les démagogues et les escrocs. Penchons-nous sur le 1 % restant, composé de militants des droits de l'homme, de résistants à la dictature des marchés, de scientifiques qui oeuvrent au bien de l'humanité et de chercheurs qui élaborent des banques de données et d'archives à la disposition de tous.

Tous ? Sur six milliards d'humains, combien ont de quoi se payer la ligne téléphonique et le matériel nécessaire, combien ont accès à ces petites machines coûteuses et fragiles? À partir de quel niveau de vie et de démocratie y a-t-on accès ? Quel gouffre se creuse entre les happy few qui surfent sur la Toile comme des branchés sur les vagues des bronze-cul à la mode et ceux qui ne savent même pas quand ils vont manger à leur faim?

À lire ses protestations, le militant d'Internet est fréquemment la caricature du petit-bourgeois qui n'assume pas son précieux confort bien protégé, et qui se transforme en militant radical dès qu'il se connecte.

Mettre en doute l'outil de la diffusion de ses délires de pureté idéologique revient à le remettre en question dans son être même. D'où ses réactions épidermiques, violentes, refusant tout débat portant sur les conséquences d' un moyen mondial de dire et de vendre n'importe quoi à n'importe qui.

Jamais, ailleurs que sur Internet, on ne rencontre tant de dissidents de la société ultra-libérale qui défendent avec autant de véhémence l'arme numéro un des acteurs de l'ultra libéralisme.

Quelques remarques sur les forums de discussion. On dit que s'y exprime enfin une démocratie participative. Le problème, c'est qu'on s'y exprime, si on le désire, anonymement. D'un cybercafé, avec une adresse électronique bidon, on peut répandre impunément remporte quelle rumeur. Lorsqu'un lecteur de journal ou un auditeur de radio veut intervenir, sa lettre est lue par un responsable de la rédaction, ou bien il donne son numéro de téléphone, c'est seulement après cette précaution minimale qu'il est rappelé avant de passer à l'antenne, afin qu'on ne se retrouve pas avec un révisionniste ou un pervers qui use d'une tribune publique pour servir ses obsessions psychopathologiques. Sur Internet, rien de tout cela. Évidemment, les forums sont filtrés, mais peu, mal, et sans que l'on puisse contrôler l'origine des intervenants à moins d'un vrai système policier qui, d'ailleurs, existe, mais n'est pas utilisé en l'occurrence. Internet encourage son utilisateur à ne pas être responsable de ses actes et de ses opinions. Je n'ose même pas imaginer ce qui se serait passé si Internet avait existé en I942...

Avec ce réseau de communication sans lois et sans responsabilisation de l'utilisateur, les résistants auraient tous été exterminés en six mois, et on pourrait multiplier par trois les victimes des camps de concentration et d'extermination. C'est l'outil rêvé du paranoïaque. C'est le corbeau électronique.

Les défenseurs acharnés du Net prétendent qu'ils sont en train de cultiver une idée collective du monde. Le cybercitoyen renouerait donc avec l'utopie du XVIII° siècle du respect de la volonté collective...

Dans l'état actuel des choses, cet argument n'est que de la propagande. Au service des acteurs commerciaux du Net, trop contents de compter des publicitaires bénévoles et passionnés, précisément dans un camp qui est censé les contester. Une fois de plus, on confond le " collectif " avec une somme presque infinie de minorités revendicatrices, qui agissent comme des micro lobbies qui, précisément, noient le " collectif ". C'est d'ailleurs au cour du grand rêve ultra-libéral: faire disparaître tout le collectif dans le fantasme d'une liberté individuelle qui ne consiste qu'à réaliser des désirs que l'on croit personnels, mais ressemblant comme par miracle aux désirs, standards du voisin.

Quant à l'information, puisque les journaux sur Internet ne peuvent pas vivre du travail des journalistes, mais de la pub, des services, etc., oublions leur validité. Alors à reste les sites militants qui, eux, ont la prétention de nous informer vraiment. Mais depuis quand va-t-on s'informer sérieusement dans la presse militante ? On va y chercher la confirmation de ce qu'on pense déjà, des arguments pour défendre nos idées, mais on ne s'y informe pas. Quelle que soit par exemple, ma sympathie pour tel ou tel mouvement politique, il ne me viendrait jamais à l'idée d'aller chercher dans ses publications une information sérieuse qui risquerait d'entrer en contradiction avec sa doctrine. Or réfléchir, c'est douter, et chercher à alimenter le doute. Une cause, si bonne soit-elle, doit sans cesse être instruite de façon contradictoire. La vérité ne jaillit pas sur Internet.

Elle nécessite toujours un effort de celui qui la recherche.

Entre autres problèmes, Internet pose celui de la vision qu'il donne du monde. Une vision non hiérarchisée, où l'accès à n'importe quoi met tout sur le même plan. C'est une vision horizontale et folklorique du monde qui s'offre ainsi en arborescence. Aucune verticalité, aucune profondeur n'est envisageable. La langue utilisée est justement cette novlangue dont Orwell montre à quel point elle est la pensée même du monde de 1984. Un des sites militants s'appelle "Minirézo", exemple parfait dune novlangue consubstantielle au monde qu'il prétend dénoncer. À lire les forums de discussion, même quand ils sont pleins de bons sentiments, on y découvre, non pas une pensée verticale qui travaille à l'identification et à la compréhension des causes et des effets, mais des débats du niveau de ceux que ton voit à la télé. J'aime, j'aime pas, d'accord, pas d'accord, c'est beau, c'est moche, c'est bien, c'est mal, et s'il y a argument, il est uniquement au service d'un jugement ou d'une affirmation qui déborde une ou deux phrases plus loin, jamais plus.

Le monde ultralibéral rêve de cette utilisation horizontale de la liberté. Son cauchemar, c'est la pensée verticale, qui ne conçoit son devoir de profondeur que dans une certaine lenteur, L'éloge de la rapidité, c'est l'éloge de la médiocrité. Le monde d'Internet est un monde médiocre et brillant, comme le monde imaginé par Vivendi ou Bill Gates. Vous pouvez y être de gauche ou de droite. Ça ne pose aucun problème. Mais vous devez rester médiocre, moyen, superficiel... La plupart des forums sont les chiottes de la pensée où s'exprime une sorte de gastro-entérite intellectuelle. Il y a plein de matière débondée, on y va tout le temps, ça répond sans doute à un besoin des viscères cérébrales, et on clique comme on tire la chasse.

Qu'Internet puisse contribuer au partage du savoir, c'est possible. C'est d 'abord un code de reconnaissance et de distinction entre ceux qui y ont accès et les autres, un peu comme les sacs Vuitton dans les aéroports. La fierté des parents qui nous racontent leur gosse déjà vissé devant Internet est une fierté de consommateur imbécile. Ils pensent que leur enfant s'insère dans le monde. Il ne fait que répondre au désir plus ou moins conscient des marchands qui fabriquent un monde de six milliards de solitudes juxtaposées, où l'on se berce de l'illusion d'être connecté avec la réalité commune. Je ne sais pas ce que deviendra Internet, mais, tant qu'on ne réfléchira pas profondément au rapport que l'on entretient avec cet objet, il est hors de question qu'il devienne un moyen d'émancipation.

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