qu'est ce qu'être juif (par Hubert Jaoui)
 
Qu’est-ce qu’être juif ?

Question cent fois posée , toujours sans réponse complètement satisfaisante. 

Ce n’est pas une race : une visite au Musée de la Diaspora de Tel Aviv suffit à s’en convaincre. Une des salles, nommée ironiquement " le type juif " présente une centaine de photos de juifs où l’asiatique côtoie le scandinave. On y trouve même l’archétype sémite !

Ce n’est pas une religion : il y a plus de juifs athées ou agnostiques que croyants. Une brève histoire : dans le Middle West des USA, un couple juif a fait fortune. A 14 ans vient le moment du choix du meilleur établissement pour leur fils aîné. Une étude de marché minutieuse montre qu’il s’agit du Trinity Church College. Que ne ferait-on pas pour l’avenir d’un fils ! Cependant, avant son départ, les parents font à leur rejeton un dernier briefing. " Attention avec les filles, l’alcool, la drogue et surtout, le plus important : tu vas dans un collège catholique. Les chrétiens croient à la Trinité, père, fils et saint esprit. Nous, les juifs, nous avons un seul dieu… et nous n’y croyons pas. "

Ce n’est pas un peuple : il y a plus de juifs aux USA qu’en ISRAEL, dont la population ne représente qu’un tiers de toute la Diaspora.

Ce n’est pas une langue : la majorité des Juifs du monde ne parlent pas hébreu.

Ce n’est pas une culture : la littérature, la musique, la cuisine, les coutumes ashkénazes n’ont rien à voir avec celles des juifs orientaux, ni sépharades.

Alors, qu’est-ce que c’est ?

Je me souviens d’un impossible débat avec Ildiko HERMANN, sociologue hongroise ouverte et cultivée, mais –à l’époque- marxiste orthodoxe, qui tentait de me convaincre que je n’étais pas juif.

C’est le concept de scénario, une des dernières trouvailles du docteur Eric BERNE, fondateur de l’analyse transactionnelle (et par ailleurs fils du rabbin BERNSTEIN) qui m’a aidé à comprendre et à expliquer l’être juif. De Parent à Parent se transmettent des normes et des valeurs, d’enfant à enfant une certaine sensibilité et d’Adulte à Adulte des savoirs et savoir-faire. La confluence de ces messages se traduit dans des attitudes et des comportements dont l’ensemble se retrouve, mutatis mutandis, chez l’immense majorité des juifs, y compris chez ceux qui nient leur judéité.

C’est ainsi que j’ai pu recenser 12 dimensions que possède tout juif à au moins 50 % pour chacune d’entre elles. Mais aucune de ces dimensions n’exclut le non-juif. Je connais des goy plus juifs que des grenouilles de synagogue, de même que –suivant en cela l’affirmation de Martin BUBER- je me prétends plus chrétien que la plupart des cardinaux. Ces dimensions sont :

1. Le contrat, le respect absolu de l’engagement

2. L’ouverture à l’étranger

3. La valorisation de l’étude et de la connaissance

4. La remise en cause des vérités établies, dogmes, idoles…

5. L’incitation à la recherche incessante, à la découverte…

6. Le refus de la soumission passive à l’autorité magistrale

7. La supériorité de la justice sur la compassion

8. La prépondérance du Faire par rapport au Penser ou au Croire

9. L’acceptation respectueuse des règles du pays d’accueil

10. L’équilibre dialectique entre particularisme et universalité

11. Le respect du bien être du corps et de la valeur positive du plaisir

12. L’humour en général et l’auto-ironie en particulier

w La première de ces dimensions, le contrat, le respect absolu de l’engagement, est la plus fondamentale, parce que fondatrice du monothéisme. S’il est vrai que la plupart des mythes hébraïques (voir Robert GRAVES) sont d’origine mésopotamienne, s’il est vrai (comme FREUD et beaucoup d’autres l’ont affirmé) que MOÏSE, égyptien dissident, était l’héritier spirituel du pharaon monothéiste AKHENATON, il n’est pas moins vrai que sa puissante novation réside dans l’idée de contrat, de pacte. Ce pacte engage les deux contractants, l’Homme et Dieu, et c’est ce qui lui donne sa force. Le dieu de la Bible n’a droit ni aux fredaines de Jupiter, ni aux colères capricieuses des autres habitants de l’Olympe. Il n’a aucune réalité physique, il n’a même pas de nom et ne dialogue avec les humains qu’au travers des prophètes. Il ne fait preuve ni de complaisance ni de compassion. IL ne juge que les actes, jamais les intentions. Bref, c’est la morale, bien avant KANT, la distinction entre le Bien et le Mal qui différencie l’humain de l’animal (ou du mécanique : la lutte entre l’Homme et le Robot est toujours en cours).

w La deuxième dimension est un leitmotiv de la Haggadah que l’on lit le soir de Pessah, la Pâques juive : n’oublie jamais que tu as été étranger en Egypte. Le juif doit traiter l’étranger mieux que son propre frère, car celui-là est faible et démuni, en proie à l’hostilité et au désarroi. Le respect de la différence est une valeur absolue qui exclut toute forme de discrimination et fait de l’ouverture à l’autre un devoir.

w La troisième dimension met l’étude et la connaissance sur un piédestal. Il ne peut y avoir de juif analphabète, l’éducation est un devoir incontournable, car elle seule permet de sortir de l’esclavage, de l’ignorance. La lecture donne accès aux textes sans la nécessité de recourir à des intermédiaires. Jusqu’à une période récente pouvait officier comme rabbin tout juif adulte sachant lire l’hébreu. Certains juifs orthodoxes ont " poussé le bouchon " un peu loin. Tandis que le mari passe de longues journées à la yeshivah (école talmudique), la famille nombreuse comme il se doit sa survie à la charité et au travail de l’épouse triplement opprimée. IL n’empêche que : étudier toute sa vie, acquérir sans relâche de nouvelles connaissances, c’est une façon d’enrichir sa personnalité, de grandir moralement.

w La quatrième dimension est liée à la précédente : la lecture des textes ne se fait pas avec un respect révérentiel comme ce peut être le cas pour le Coran qui est supposé avoir été dicté mot à mot par Allah. La remise en cause n’est pas simplement tolérée, elle est requise. Toute vérité, si elle n’est pas systématiquement soumise au crible de la raison, risque de devenir un dogme, une idole. Nulle phrase n’est à l’abri de l’interprétation. Les jeux sémantiques sont plus qu’une salutaire gymnastique de l’esprit, ils sont un devoir d’irrévérence. Et cette quête de sens ne doit pas connaître de fin : le parcours est une fin et non l’utopique et dangereuse aboutissement en une vérité définitive.

w D’où la cinquième dimension : l’hyper-valorisation de la curiosité. Fouiller les mystères, chercher à tout comprendre, questionner sans relâche, ce peut même être agaçant… pour les autres. Tout le monde connaît l’anecdote " Pourquoi, lorsqu’on pose une question à un juif il répond par une autre question ? " et la réponse du rabbin " Pourquoi ne répondrait-il pas par une autre question ? ".

w La sixième dimension est proprement kantienne : " il faut respecter ce qui est respectable et non ce qui est respecté ". " Le refus de la soumission passive à l’autorité ", si celle-ci n’est pas jugée légitime, est plus qu’un droit, c’est un devoir. D’où la définition du " peuple à la nuque raide ". Un vrai juif ne se prosterne devant personne, pas même devant dieu. Il dialogue d’égal à égal, veut comprendre avant d’accepter, refuser, s’il n’est pas convaincu. De nombreux exemples racontent des juifs ordinaires qui sont morts, debout, au nom de leur dignité d’hommes libres. L’armée israélienne est une des rares, peut-être la seule, à avoir introduit le devoir de désobéissance : face à un ordre stupide ou immoral, le subordonné peut refuser de s’y soumettre. Mieux, il le doit, faute de quoi il partagerait à 100% la responsabilité de son supérieur.

w La septième dimension est dure à assurer. Elle peut être rattachée à la tant critiquée, parce que mal comprise, loi du talion. Celle-ci en effet représentait un progrès sensible par rapport aux coutumes pré-existantes : elle établissait une équivalence entre un méfait et sa munition, évitant l’escalade de la vengeance. Le dieu de la Bible n’est pas bon, ce n’est pas un " nice guy ". La justice est pour les juifs une valeur supérieure à la compassion. Dans un contrat, la dimension Adulte prévaut et ne laisse guère de place à l’empathie. Le " thinking " l’emporte de loin sur le " feeling ", si l’on veut se référer aux typologies jungiennes. Ceci n’exclut nullement l’amour du prochain, présent dans la Bible bien avant d’être repris par Jésus, mais il ne s’agit pas d’un amour inconditionnel, distribué universellement à tout venant.

Pour être ferme, la justice doit s’appuyer sur des bases indiscutables. Si un jury condamne un criminel à l’unanimité, celle-ci peut provenir d’une contamination due aux préjugés ou à l’émotion. Le jugement est donc automatiquement cassé.

w La huitième dimension affirme que le Faire est plus important que le Penser ou le Croire. Ce qui préfigure la philosophie existentialiste et son postulat de base : l’Existence précède l’Essence. La personne se définit par ses actes. Le juste athée a aux yeux de Yahvé infiniment plus de mérite que le croyant crapuleux ou même simplement passif, donc coupable de non intervention face à la misère et à l’injustice. Cette position anticipe la " praxologie ", paradoxalement commune au marxisme et à l’idéologie pionnière des Etats-Unis. Le monde est un réservoir de possibles mis à la disposition de l’Homme : il appartient à celui-ci de s’en servir, pour accomplir son destin de co-créateur de l’univers.

w La neuvième dimension est plus banale : l’acceptation des règles du pays d’accueil est une forme de savoir vivre. Dans une mosquée on se déchausse, dans une église on se découvre ; Dans une république on se comporte en citoyen loyal. Une histoire encore : deux frères juifs polonais décident d’émigrer en Grande-Bretagne. Par prudence, l’un d’entre eux part en éclaireur. Quelques mois plus tard, il écrit à son frère que celui-ci peut tranquillement le rejoindre. Quand il débarque à Southhampton, il est surpris de ne pas reconnaître sur le quai son frère qui lui avait pourtant promis de venir le chercher au port. C’est donc ce dernier, vêtu en parfait gentleman, qui se manifeste. Le nouvel immigrant lui demande comment ça va. Et le frère " assimilé " de répondre : " Very well, thank you. But it’s a pity we have lost India ".

w La dixième dimension peut sembler paradoxale. Cependant, l’équilibre dialectique entre particularisme et universalité s’est récemment imposé comme une des clés pour comprendre la mondialisation. Le néologisme " glocal " est une contraction de global et local. Aujourd’hui il ne devrait pas y avoir de contradiction entre être breton, français, européen et citoyen du monde. C’est en étant fidèle à ses racines, géographiques ou culturelles, que l’on peut atteindre à l’universalité.

Etre juif, c’est accepter de faire partie d’une minorité étrange aux yeux de son environnement et se sentir à l’aise aussi bien avec la majorité qu’avec d’autres minorités. C’est se placer systématiquement dans la position " je suis OK, vous êtes OK ", je m’accepte tel que je suis et je vous accepte tel que vous êtes, sans sentiment de supériorité ni complexe d’infériorité.

w La onzième dimension va à l’encontre du message doloriste et de la valorisation de la souffrance vue comme chemin vers la transcendance. Le bien être du corps et la valeur du plaisir, vécu dans le respect de soi-même et de l’autre, sont des points cardinaux du judaÏsme. L’invitation à la fête, et même à l’ivresse, est fréquente dans les rituels. La souffrance n’est pas une épreuve imposée par dieu mais le résultat malheureux d’évènements non contrôlables. Se faire du bien, rechercher le plaisir des sens, éviter toute forme de mortification, autant de différences majeures entre le judaïsme et certaines déviations communes du message de Jésus.

w La douzième dimension est peut-être la plus classique : l’humour et l’auto-ironie sont des vertus physiquement juives. Le rire est en soi libératoire, ou aide à supporter avec un minimum de détachement l’horreur inévitable. Les histoires drôles ont abondé dans les camps de la mort. Seul un juif peut les raconter sans être taxé d’antisémitisme primaire. Se moquer de soi-même, tourner en dérision les situations voire dramatiques, c’est relativiser leur pouvoir destructeur, c’est exorciser a priori l’éventuelle agressivité de l’autre.

Une dimension est absente. Je le regrette, mais aucune contorsion ne permettrait d’affirmer l’égalité de la femme. Elle est respectée mais n’est pas placée sur un pied d’égalité. Son rôle de mère et parfois d’héroïne ne lui donne pas pour autant les mêmes droits religieux. Alors ici, vive la laïcité.

Conclusion : êtes-vous juifs ?

Pour le savoir, donnez-vous un score de 0 à 10 sur chacune des 12 dimensions. Si vous avez au moins 5 à la majorité d’entre elles, si le total de vos points est plus près de 100 que de 60, vous êtes plus juif que vous le croyez.

WELLCOME TO THE CLUB !

P.S. : Bien sûr, mes affirmations sont purement subjectives et je ne me sens pas investi d’aucune autorité pour parler au nom des juifs, qui d’ailleurs (et ce n’est pas un hasard) n’ont ni pape, ni porte-parole officiel ou officieux. J’ai seulement exprimé mon vécu personnel de juif questionnant… et prêt à être questionné, autant que l’on voudra.

Hubert JAOUI/2001