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Février
Vendredi 1er février Je suis devenue amie de Mme
Leblanc que je vais voir tous les jours et quand je passe une journée
sans y aller, le lendemain elle me chicane drôlement. Elle a des
idées révolutionnaires envers tout, les prêtres et
les médecins sont des goujats que l’on devrait enfermer. Pourquoi
confier la santé des âmes et des corps a des hommes comme
le Dr.Racine me demande t elle ? Comme je ne le connais pas je me contente
de l’écouter, ne pouvant argumenter sur rien. Elle semble en vouloir
aussi à la religion. Les médecins, des bandits à qui
il ne faudrait pas confier des vies humaines, les infirmières injustes
et méchantes et cela continue ad vitam aeternam. Pour lui changer
les idées de ces critiques je lui parle de son jeune temps, et là
ça l’emballe et elle me raconte tout ce qui lui est arrivé
(ce dont je doute parfois)mais ça nous fait rire toutes les deux.
Samedi 2 février Ah cette Mira combien difficile de la rendre heureuse ! Amie Mira les vies doivent fleurir comme les jardins, il faut que la vôtre fleurisse. Elle essaie de plaisanter : "L’arbre est trop vieux, je n’ai plus de sève". Et je réplique : "La sève n’attend qu’un rayon de soleil pour rajeunir. Vous en parlez à votre aise vous qui avez tous les bonheurs. Mira ! les bonheurs ne font pas le bonheur." Je suis heureuse parce que je crois ,je veux être heureuse. Le bonheur vrai, plein, large, parfumé, on le trouve dans l’acceptation de la volonté divine, dans la perfection du devoir d’état dans la charité rayonnante. Peut-être avez-vous des peines ? Acceptez mieux votre vocation de fille seule ! ce n'est pas une vocation dit-elle, c'est parce que je suis laide … En l’encourageant je me sentais un
cœur de maman pour cette grande découragée.
Lundi 4 février C’est une fade journée et la vie de l’hôpital semble plus triste qu’elle ne l’est en réalité quand on a un peu de joie en soi. Que l’on veut vivre malgré tout. Quand on regarde ceux qui sont plus dépourvus que nous. Il faut dire cependant qu’aujourd’hui la vie semble triste même venant du dehors. Les infirmières et les aides sont arrivées avec une mine assez déconfite pour la plupart. Est-ce la faute de la température, elle-même maussade, ou, autre chose que j’ignore ? Je ne sais . Tout de même la contagion a gagné tout le monde, sauf quelques patientes totalement indifférentes au temps qui passe. Moi je ne suis pas triste. Je porte ma joie en moi et je dois donner mon sourire à toutes ces patientes qui sont souvent malades de cœur, plus que de corps, marqués souvent par une vie intense de chagrins. Et ce n’est pas sans raison que je
fus placée au milieu d’elles cette année. Non je dois montrer
ma joie, sourire à ces âmes désabusées parfois
hélas. Plusieurs semblent détachées de la vie, et
il faudrait les rattacher. C'est ce que le médecin oublie parfois.
Car la maladie met un rideau de mystère entre le malade et ses guérisseurs.
Le médecin passe si vite qu’il ne voit pas toujours bien la cause
de la maladie chez son patient, et moi je regarde vivre ces patientes ,je
cause avec elles, je les aime et je découvre parfois en elles une
tristesse profonde qui les marque jusque dans leurs corps, telle Mira qui
fait un complexe de ses cheveux. Elle y pense tellement qu’elle se déprime
et enfin tombe malade. Aujourd’hui elle a pleuré toute la journée,
son médecin n'est pas venu et elle s'attendait à sortir.
Dommage de gâter sa vie en ne broyant que du noir et en ramassant
les moindres petites déceptions en bouquets.
Mardi 5 février Le médecin vient me voir, j’ai un ulcère d’estomac dit-il, cela me semble impossible à 20ans. Il me dit que le stress de l’enseignement, en est la cause. Je serai à la diète sévère, lait seulement et antiacides. Pouach ! Il me recommande plus de repos, ayant entendu sans doute parler de mes causeries pour aider les malades. Il me dit "venez faire votre cours si vous aimez les malades, mais remettez vous avant ! Elmira s’est levée avec une
crainte que son médecin ne passe pas encore. Négative dès
le lever et envie de pleurer. Crainte inutile puisqu’il est venu et lui
a signé son congé. Malgré son pessimisme c’était
une bonne compagne. Je suis restée seulette dans ma chambre aux
murs tous verts. J’ai prié étendue sur mon lit pour qu’Elmira
ait un peu de bonheur.
Mercredi le 6 février La patiente qui a maintenant pris place près de moi est une dame qui demeure non loin de Rouyn. Elle a bien 40ans et est brune comme une noire. Elle passera des examens. C’est un genre qui ne me plaît pas tellement ; elle ne parle que de ses richesses, ses voyages et ses 3 garçons qu’elle a si hâte que je connaisse, et qui sont des As … Jeudi 7 février EH ! oui j’ai fait la connaissance des 3 As de cette chère dame brune comme une africaine. J’y pense et j’en ris parce que c’est très drôle ! Ce que je suis restée surprise de les voir ! J’espère que cela n' a pas trop paru dans ma mimique ? Elle me les avait décrit tellement beaux que je m’attendais à voir surgir devant moi 3 acteurs de cinéma. Au contraire ce sont 3 garçons gros, courts, et qui semblent lourdauds. Ils avaient chacun une tunique bleu, blanc, rouge que j'ai trouvées très drôles. Ils semblent toutefois très polis et fous de leur mère. Ils lui ont apporté du chocolat et des gâteaux. Elle très gourmande me fait penser à Gorgianna dans "séraphin" avec ses chocolats. Quand ses garçons furent partis elle m'a demandé ce que j'en pensais. Je lui ai dit qu’il étaient pleins de gentillesse et qu’elle avait raison d’être fière. Je me suis bien gardée de lui parler de leur beauté fatale. Samedi 9 février J’ai passé la journée vraiment très malade. Je suis abattue et j’ai de terribles crampes abdominales. Et l’infirmière me dit que c’est un médicament qui m’a paralysé l’intestin. Je me demande à cet instant si Mme Leblanc n’avait pas raison. Dimanche 10 février Il semble y avoir un gros carnaval en ville. Fanfares et majorettes passent et repassent devant l’hôpital. J’aimerais être à l’extérieur fêter avec tous ces gens ! Par contre j’ai eu une visite agréable en la personne de Marc que j’ai connu au congrès Lacordaire et que je trouvais assez à mon goût. Je trouve qu’il a des idées d’homme dans un visage d’enfant. Et quelle surprise quand j’ai vu arriver
Man et Jean-Guy ! j’étais si contente !
Mercredi 13 février Garde Bouchard est venue tôt me dire que si je voulais revoir Mme Leblanc avant qu’elle parte pour l’hôpital St-Michel archange qui est un hôpital de psychiatrie de Québec cet après-midi. J’ai été scandalisée quand cette même garde m’a dit en riant qu’elle lui avait dit qu’elle l’amenait au Carnaval de Québec elle a dit aussi que son médecin sans venir la voir lui avait prescrit une fameuse piqûre afin qu’elle n’ait connaissance de rien. Je suis accourue tout de suite dans la chambre de Mme Leblanc. Pour une fois je n’ai pas eu à tourner la clef dans la serrure, la porte était ouverte, on ne craignait plus qu’elle s’évade après tant de promesses. Donc j’entre et Mme Leblanc me lance toute souriante avec sa petite figure moqueuse : "Tu n’as pas tant de chance que moi ! imagine toi qu’ils ont enfin compris que je ne suis pas folle, et me laissent partir ! de plus la garde Bouchard m’emmène au carnaval de Québec !" Je ris de bon cœur avec elle, autant lui laisser croire ses illusions, mais je pense avec tristesse que quand elle verra la ruse utilisée pour l’amener à St-Michel…ouf ! elle diablera un coup et avec raison. Pour ce départ elle a largement usé de rouge à lèvres. Cela fait curieux de voir autant de carmin sur ses minces lèvres … Enfin elle reçoit son injection calmante ; et ça l’amortit tellement que les infirmières ont peine à lui mettre son manteau. Le policier l’emmène. Moi j’assiste à tout, impuissante à l’aider, je suis surprise qu’aucun membre de la famille dont elle ne m’a jamais parlé d’ailleurs ne soit là .. Je suis triste le reste de la journée .. C’est sûrement une chance pour plusieurs de ne pas connaître ce qui nous attend plus tard.. C’est ma réflexion de la journée : "Qu’est-ce qui m’attend lorsque je
serai plus vieille ?"
Vendredi 15 février Qu’il est beau de voir une malade aller
vers les grands couteaux de l’opération, calme et le sourire aux
lèvres ! Moi j’ai une peur affreuse de l’opération, et Mme
rousseau est si détendue, plus que moi qui pense à ses 2
petits enfants qui peuvent se retrouver orphelins de mère. Et pourtant
elle est revenue sans une plainte, et je ne me trouve pas courageuse !
Malgré ma volonté de toujours faire la volonté de
Dieu, je ne pourrais accepter l’opération.. Mais je suis bonne pour
surveiller les autres : je suis restée près d’elle jusqu'à
ce qu’arrive sa belle-sœur et quelque temps après son mari inquiet
et nerveux. Je suis contente d’avoir vu aujourd’hui un autre visage après
l’opération car avec Mira j’étais restée marquée
par son visage grimaçant. Le médecin qui vient me voir me
dit qu’il ne peut me donner mon congé maintenant et malgré
une déception je suis contente car je pourrai m’occuper d’elle demain
matin . Marc est venu me voir en soirée et est très content
que je ne parte pas demain. Il me plaît mais je ne sais jusqu'à
quel point.
Samedi 16 février Je suis heureuse ,très heureuse , le médecin est venu très tard et il s’est ravisé après m’avoir taquinée et dit qu’il me gardait encore une semaine. Pour ajouter devant mon air déconfit que j’avais été assez sage et que je pouvais partir. Carmen a ri, remercié de tout son cœur le cher docteur et couru vers sa garde robe pour enlever en vitesse ses vêtements et s’habiller comme une vraie jeune fille. Heureuse je suis allée saluer une dernière fois toutes ces malades auxquelles je m'étais attachée. Je ne crois pas les revoir mais j’y penserai un bout de temps ! Reinette surtout cette jeune fille de 19 ans qui était devenue mon amie. Je causais avec elle dans le solarium ne sachant pas encore qui viendrait me chercher. Probablement Jean-Guy, mais voilà que je vois arriver une auto aussi verte que celle de Normand. Serait ce lui heureuse Carmen ? Mais oui puisque Carmen est heureuse aujourd’hui, elle doit avoir tous les bonheurs. C’est Normand en effet qui a emmené avec lui maman et Jocelyne. Je les embrasse et j’aurais bien le goût d’embrasse Normand mais je m’abstiens de le faire. Les infirmières me regardant d’un air moqueur. Adieu cher hôpital que j’ai aimé malgré tout parce que j’y ai découvert une autre vie, que je sors guérie, et que les infirmières ont été très gentilles avec moi. Le voyage fut gai intérieurement, Normand me souriant des yeux et des lèvres et moi je n’ai pas parlé. La pensive ! Maman et Jocelyne ont fait la conversation.
Que nous avons été heureux Normand et moi de retrouver les
chers souvenirs du temps des Fêtes, la musique douce de Lucien Hétu
qu’il m’a offert à Noël !
Dimanche 17 février Je ne suis pas allée à la messe, on m’a laissée dormir, et je me suis levée de bonne humeur. Je me sens tout de même un peu dépaysée après un mois seulement d’hôpital. J’étais tellement gâtée et tout était si calme. C’est beaucoup plus bruyant ici avec André dans la maison. Normand est arrivé tôt avec son air heureux, mais non privé de mélancolie et pour cause ! il doit repartir à 4 heures pour Laval de rapides .. Je le trouve très porté à la mélancolie, j’aurais peur de ne pas être heureuse avec un mélancolique, de toute façon nous n’en sommes pas là. Mais son pessimisme m’appesantit car je veux être optimiste et je travaille pour ça. Je dois toujours lutter pour la joie. Je m’en tire très bien. Mais s’il y a un grand pessimiste près de moi serai-je assez forte pour avoir de la joie pour deux ? Ou ne serai-je pas porté à glisser dans la mélancolie voyant toujours ma mère triste, malgré mon amour pour elle. Je ne veux pas lui ressembler ; et papa, un absent qui ne parle pas. Il ne serait pas là ce serait la même chose, je pense ! Pour Normand j’ai l’impression que
quelque chose a déjà bouleversée sa vie. Ai-je tort
? A t il aimé quelqu’un avant moi ? Simple intuition car il ne m'a
jamais dit le moindre mot pouvant me le laisser croire. Un homme frustré
dans son amour doit rester marqué quelque peu. Je pense encore à
Tom ce chauffeur d’autobus que je voyais tous les soirs et que j’aimais
! Toujours souriant ! quand j’y pense je crois vraiment que je dois laisser
Normand que je ne sens pas aimer suffisamment pour l’épouser. Et
actuellement il y a ED_KEN professeur d’anglais qui m’attire beaucoup.
Je crois que je l’aimerais. J’ai hâte de retourner à l’école
!
Mercredi 20 février << Je viens à l’instant de recevoir ta missive de retour. Je suis heureuse que tu te sois rendu si vite. Tu es un as de la machine. Tu devais quand même être fatigué le lendemain. Pauvre toi ! Un si long voyage pour si peu de choses. Ne trouves-tu pas ? Tu as du te le reprocher au retour. Il est vrai tu sais que je ne veux plus que tu fasses ce trajet si c'est exclusivement pour venir me voir. Tu comprends ? J’aurais tellement voulu t’en parler sérieusement cette fois-ci, mais nous n’avons parlé de rien ou de si peu de choses ! Tu m’avais dit sur une lettre précédente que tu avais beaucoup à me dire, et tu es reparti sans doute très déçu parce que nous n’avons abordé aucun sujet. Et à moi tu m’as semblé si fatigué que j’ai eu l’impression que quelque chose te déplaisait souverainement ou que tu t’ennuyais à cent sous l’heure avec moi. Durant cette dernière visite. Je tiens a le savoir s ‘il y a autre chose, car je veux que la vérité règne entre nous. Ta compagnie me plaît, et j’aime correspondre avec toi, mais je t’ai déjà dit je crois que je n’ai aucune idée sérieuse en sortant avec toi comme avec les autres comme je le fais quand l’occasion se présente. Tu comprends pourquoi je répète souvent : "ne nous berçons pas d’illusions". J’aurais aimé te dire ces choses de vive voix mais l’occasion m’a semblé mal choisie pour en causer. Il a été impossible à aucun moment d’aborder le sujet… Et je continue sur ce ton jusqu'à la fin.. S'il discontinue de m’écrire après cette lettre ce sera pour le mieux et s’il continue et bien on verra. Dimanche 24 février Que de poussées d’amour
parfois en moi ! Depuis que je suis revenue de l’hôpital je pense
tous les jours à Eddy que je reverrai demain. C’est pourquoi j’ai
écrit tout cela à Normand. J’ai trop Eddy en tête pour
aimer Norm. Je connais à peine Eddy et pourtant il me semble deviner
son âme secrète qui me semble très fermée. Est-il
heureux ? je suis sure que non. Au fond de lui-même Eddy cherche
encore. Quoi ? je ne sais au juste . Il cherche la vérité
, le vrai sens de la vie , le bonheur comme tout un chacun et l’amour.
Lundi 25 février J’ai trouvé assez difficile aujourd’hui de me remettre au travail ,d’autant plus que les enfants sont très changés. Ils parlent constamment, et j’ai eu assez de difficultés à rétablir l’ordre. J’ai l’impression après cette journée d’avoir perdu beaucoup de mon autorité et même d’aimer moins enseigner qu’auparavant. A ma journée s’est mêlé
le souvenir de l’hôpital, de tous ses malades que j’ai connu et les
autres, et j’aurais aimé être là pour les soigner.
J’y ai pensé durant mon heure de dîner. Je crois que c’est
fou de penser de changer de profession après 3 ans d’enseignement
! mais j’aimerais faire mon cours d’infirmière ; sans que ce désir
se réalise il m’est quand même permis d’y penser.
Mercredi 27 février Ce matin sur mon front tombèrent quelques cendres . J’ai accepté de me rappeler l’austère loi de la mort. Moi qui aime tant la joie j’ai voulu qu’on me marquât du signe de l’humilité, de pénitence. Je crois que ma joie pascale n’en fleurira que mieux. Je crois que les âmes fraîches, les âmes heureuses, les âmes libres sont les âmes qui maîtrisent leur révolte, leurs caprices. Je me rappelle un excellent conseil du poète Henley " Être le capitaine de son âme " ( the Captain of is soul.) et ces mots anglais se mêlant aux mots latins de l’imposition des cendres, donnèrent un charme étrange à ce matin de février, matin des cendres, cendres grises, cendres douces comme la soie, légères comme une plume, c’est grâce à vous que fleurira le beau jardin de Pâques ! Le front qui s’incline humblement pour vous recevoir se relèvera joyeux, quand d’un clocher à l’autre s’envoleront les Alléluias ! Imitation de Jésus-Christ . Lecture que j’ai faite : "Ne vous appuyez que sur Celui que rien ne peut ébranler, qui est Dieu sur lequel il faut compter; car rien n’est plus faible , plus inconstant que l’homme qui n’a pour partage que l’erreur, la malice, le mensonge. Ainsi espérez tout de Dieu, et n’attendez rien ni de vous ni des autres ! Ne vous glorifiez point ni de vos bonnes œuvres, ni de votre habileté, mais rendez en toute chose et de toute chose la gloire à Dieu à qui seule elle est due." La vie que nous vivons est chose qui passe, qui file jusqu’au paradis. Ne la laissons pas fuir sans y faire du bien, sans semer de la joie et de l’amour partout. C'est ma dernière réflexion avant de dormir ce soir. |