Ecrire à la Chartreuse de Valbonne *
Le févier *
Les fleurs *
Variations *
La photographie *
L’ennui *
Je m’arrête près de l’ossuaire des Chartreux, dans le jardin du grand cloître. Au loin, l’âne brait brièvement. La cigale du cèdre du Liban s’arrête de chanter. Le soleil dans mon dos me souffle:
- Le clame de Valbonne accueille ton silence.
Je me dis : ma vieille, c’est le moment d’écrire. Tout m’invite à tracer des signes dignes des calames d’hier. Las ! J’entends le régiment des ceps grimpant àl’assaut de la colline. Chacun d’entre eux, ridé, se saigne les veines. Pourquoi faire? soupirent les ronces qui froncent leurs sourcils de colère. Pour une fois, je donne raison à celles qui m’ont tant malmenée dans mon enfance vagabonde. Il y a déjà assez des fourmis creusant sans cesse des galeries, auxiliaires zélées de la direction de l’équipement qui n’en peut mais.
Ne rien voir, ne rien entendre. J’enfonce mon chapeau de paille sur mes yeux. A bâbord, je découvre une galette bretonne qui festonne le ciel. A tribord, oh non! Un caillou, pire un crâne de lapin ! J’arrache mon chapeau de paille pour l’envoyer en Italie coiffer un pivert qui rira en courant.
Aïe ! Je me suis fait piquer par l’os glissé sous la pierre. Obligée de revenir sur terre... La terre, humide, balcon du monde lavé à grande eau, murmure:
- Ma vieille, l’écriture n’est pas silence.
La cloche annonce la messe. Je la raterai comme d’habitude. Ce que je préfèrerais ? Vivre à la cloche. Sur le chemin du retour, sourit la rosée sur un pétale de bleuet nouveau-né.., à l’écriture?
D’abord, il y avait Le févier et Le févier était chez Marie-Claire. Il était d’abord chez Marie-Claire. C’est par elLe qu’iL a existé et rien de ce qui pousse autour du févier n’a existé sans eLle. Une communauté s’était formée autour d’eLLe et de L’adoration du févier. Chaque février, La fête du févier se tenait pour favoriser les plantations de féviers.
Un jour, un homme s’en vint de la France d’en haut, attiré par l’esprit de La lumière du Sud. IL s’appelait Fève L’aiLe de LiLte. IL était attaché aux traditions de ses Lointains ancêtres. N’avait-il pas dans son arbre généalogique un phiLosophe grec qui avait légué un principe pLein de grâce et de plénitude: ne jamais traverser un champ de fèves?
Quand Fève L’aile de Lille arriva, fiévreux et affamé, iL se nourrit de fèves et fit bien. La communauté t’adopta parce qu’il avait brisé te tabou. Une fois rétabLi, il exprima sa désapprobation de l’adoration du févier qui cachait celle de la « prêtresse » Marie-CLaire. IL proposa une transmutation après le cru, te cuit, et après le cuit, Le cru. Tout te monde accepta. La réflexion conduite par Fève L’aile et Marie-Claire, tombés amoureux l’un de l’autre, aboutit à un nouveau concept : L’éradication de l’abstention sous toutes ses formes. Vive l’amour! Vivent Les fèves et Les élections! Quiconque votait - oui, une fève bLanche ; non, une fève noire - repartait avec un sac de 10 kilos de fèves. Ce concept essaima dans Le monde entier, faisant un effet-fève, et entraîna ce qui caractérise le XXXème siècle : « La fève du samedi soir ».
Aujourd’hui encore, cette coutume perdure grâce au mouvement associatif « Févier en pays ». A travers maints ateLiers, est transmise ta recette de la « gaLette des pois ». Vous vous inscrivez? Chiche
Je suis étonné, enivré par ma soudaine liberté. Circuler, errer, virevolter parmi les bosquets vert bouteille. Foncer, sauter, cabrioler. Jouer à cache-cache avec mon frère. «Même pas capable de m’attraper!»
Courir après les moutons rose bonbon, aux pattes de moucherons, à une dimension. Ils m’échappent et volent comme des flocons. Un deux trois fuchsia! Tête en l’air, découvrir des fraises à la chantilly. Choisir la plus grosse, oui ! àgauche de la toute petite ! Elle descend se nicher au coeur de ma main.
Soudain, du sol surgit la barrière aux piquets sévères. Il me faut rentrer. Je marche, je traîne la jambe, je boite le long du chemin rouge sang. Son ruban traverse des champs de ruines aubergine, des arbres découpés en rondelles de salami vomi. La terre, labourée, meurtrie, déchiquetée, crache les éclats d’astres blancs morts-nés. Hurlement des pots de peinture jaune d’oeuf alignés en rang d’oignons aigris.
Enfin le jardin de la maison. Ces poches semblables à des estomacs de monstres aquatiques gorgés de pétrole bleu nuit... Je n~ arriverai jamais à pousser la porte
- Du calme, Bruno, je suis près de toi.
- Je m’ai perdu, pépé Carlu.
Comme à chaque fois, pépé Carlu me rassure.
- Tu auras le droit d’avoir des fleurs en pot. Tu verras, tu pourras tomber amoureux d’elles.
Je m’endors au milieu des fleurs en rêvant à ma future Chartreuse.
Courir après les moutons rose bonbon aux pattes de moucherons à une dimension.
i — Courir après les moucherons marron aux pattes de mouton et goûter aux fruits de la passion. Se réveiller parmi les chardons.
2— S’élancer dans l’azur sur un mouton rose bonbon qui pédale de ses pattes couleur gazon
et fait des ronrons. Ah bon?
3 — Courir après les moutons de Chinon et leurs tontons, les mouflons du Gabon. Tremper leurs pattes de moucherons dans le vinaigre et se poser sur Pluton.
4 — Rattraper en avion les moutons nippons, changer leurs pattes de moucherons contre des pattes de chatons et atterrir sur le dos d’un mille-pattes. Un deux trois flonflon!
La jeune femme suit un stage de photographie en noir et blanc. Le thème demeure flou dans sa mémoire : le portrait, le travail, l’été àGrenoble?
Les stagiaires sont lâchés dans la ville. Elle ne se sent pas sûre de ce qu’elle a appris en théorie. L’appareil photographique ne lui appartient pas. Elle emmagasine quelques images: des gens de dos, de loin. Elle n’ose pas.
Sur la place du marché aux herbes, à côté de l’étal de fruits et légumes, elle remarque deux hommes en train de rire tout en la regardant. Et si elle photographiait le bel agencement des fruits ? Le plus jeune des hommes l’apostrophe:
- Vous voulez nous prendre en photo, mon grand-père et moi?
Elle dit qu’elle veut bien, elle explique qu’elle doit justement s’entraîner dans le cadre d’un stage. Elle a l’air timide, ce qui lui donne du charme. Les deux hommes adoptent une pose décontractée. Le grand-père affiche un air presque égrillard. Ils s’esclaffent de bon coeur. On les devine complices, ces deux-là. Clic-clac Ils échangent quelques propos qui les font pouffer tous les trois. Elle promet de leur apporter la photo développée, vendredi sans faute. Peut-être n’y croient-ils pas. Ils se quittent.
Vendredi arrive. La jeune femme s’absente du laboratoire pour tenir sa promesse. Elle semble déçue : sur la place du marché aux herbes, elle reconnaît le petit-fils, sa mère et son père. Mais pas de grand-père.
- Il est fatigué aujourd’hui.
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Elle tend la photo dont elle a soigné le développement, en grand format. Ils s’exclament sur sa beauté et regrettent que grand-père ne soit pas là. Il se serait trouvé bien ! Il a l’air si heureux d’être avec son petit-fils Et comme ils se ressemblent Merci, mademoiselle, voilà une photo vivante. Ils souhaitent la payer. Elle s’y oppose. Elle bégaie presque:
- ... débutante.., réalisé la photo grâce à vous...
- Alors, insiste le petit-fils, repassez photographier toute la famille.
- Bonne idée! se récrie le père.
Elle refuse à nouveau. Elle n’est pas à la hauteur. Elle n’est que photographe amateur. Oui, mais vous avez si bien réussi la photo! Elle s’estime trop nulle encore. Dommage, se résignent-ils. Et, pour la remercier, ils lui fourguent, entre les mains, un melon.
Cette photo hante parfois la femme aujourd’hui au mitan de sa vie. Le regard du vieux monsieur la fascine encore. La photo lui rappelle qu’elle a toujours eu peur de se lancer, de s’exposer. Elle est restée sur le bord. J’aurais pu devenir photographe, pense-t--elle, elle qui est employée au guichet de la Poste. Et cela la rend triste.
Elle se console en imaginant que cette photo, vieille de vingt ans, a sa place dans leur album de famille. On a oublié dans quelle circonstance la photo a été prise et par qui. Mais bon Dieu, ce grand-père, quel regard coquin, quel plaisir de vivre émane de lui ! C’est bien un Dupont, va!
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Dans la campagne gardoise,
Le soleil parmi les feuillages.
Impossible d’imaginer autre chose. Bon, je me lance un défi j ‘écris sur l’ennui puisque je m ennuie. Un homn~e et une femme se dirigent vers la Chartreuse de Valbonne. Le gravier craque. Je les observe : je parie qu’ils s’ennuient dans leur couple. Et l’étymologie d’ «ennui », c’est quoi ? Pas de dictionnaire sous la main, dommage. «En nuire », « s’en nuire », « se nuire» ? Se nuire mollement, doucettement, le long des jours et des nuits. A la sauce oblomovienne. Par mégarde, jusqu’à mourir sans bruit.
Soudain, une voiture freine. Nuage de poussière. Des portières claquent. Deux hommes s’enfuient dans les vignes. Mon attention est éveillée. Qui sont-ils? Trente secondes plus tard, d’autres pneus crissent. Une fourgonnette asthmatique déverse les pensionnaires de la Chartreuse. Un homme reste en arrière. Le chauffeur. Il s’approche de la voiture garée en dépit du bon sens. Se penche sur la plaque d’immatriculation Se gratte la tête. Hésite et prend le chemin des vignes.
Je me lève de mon banc de pierre. Zut Mes jambes sont ankylosées. Suivre l’homme qui suit les deux hommes. Total: quatre. Arrête de compter. Dans la vie, il faut tout calculer. Tu ferais mieux d’écrire sur la curiosité. Invente une histoire. La curiosité consiste à emboîter le pas à cet homme. Et tu crois que toi, gringalet, ta sauveras ta peau si ta plonges dans une drôle d’aventure ? Ecoute, il y a du mystère là-dessous, je préfère en avoir le coeur net.
Je me cache. Facile Je suis petit. Ce qui m’avantage aujourd’hui, me faisait souffrir, jeune. Je me souviens qu’au lycée, ma candidature avait été rejetée pour completer le ballet de danse contemporaine. Je détonnais, paraît-il. Je marche àpas de loup. Je compte les rangées de vignes. Une marne. Au bout de vingt, j ‘arrête. Je risque de me mélanger les pinceaux. C’est cela, me susurre une voix que je connais bien, celle qui me force à écrire sur l’ennui, sur la curiosité, bref sur mes points faibles, sur mes défauts. Ma mère, qui m’a porté, me l’a assez rabâché : «Petite taille, gros défauts ».
Raclement de gorge. Je cesse de remuer le passé. Le chauffeur se trouve tout prêt. J’écarte les feuilles de vignes sulfatées et vous ne devinerez jamais ce qui s’offre àma vue : l’homme en train de composer un code sur son~portabIe J’étouffe un cri rauque couleur bile. Et l’image de mon grand frère, qui m’appelait Billy-le-P’tit, brouille ma raison. Je vais le hacher menu, d’ailleurs il est bientôt midi.
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Le chauffeur, surpris, suspend son geste. Si son portable pouvait tomber et se briser! Je vaux bien une apparition carnavalesque, cauchemardesque, dantesque, dramatique, drolatique, numismatique. Au fait, j’ai oublié d’acheter les nouveaux timbres de collection
L’homme m’adresse la parole:
- Bonjour. On arrive à capter ici.
Je réponds après une éternité, enfin un peu moins, un trimestre
- Bonjour. Quel beau temps aujourd’hui!
Il sourit et continue à tripoter son appareil. Je le dépasse. Je commence à avoir peur, car me voici coincé entre lui et les deux fuyards. Comme je regrette ma table de pierre, la page blanche et l’ennui qui en suinte ! Le chemin forme un coude qui me dérobe aux yeux de l’homme et de la civilisation. Ma crainte s’accroît. J’entends de drôles de bruits. Je ne me vois pas rebrousser chemin. Il va croire que je veux parasiter son espace. Ca y est ! Me voici sur les lieux du crime ! Du sang partout ! Ils se sont entretués. Mais où sont les corps ? Mes jambes flageolent.
- Zorro ! Biotty!
Une voix de femme s’époumone. Leur mère sans doute qui les cherche. Elle va m’accuser de les avoir assassinés. Des cris, des aboiements. La police sans doute. J’hurle
- Non, je n’ai pas écrit: «Il est évident que nous sommes en grand danger! C’est Shakespeare
Des hommes, à la carrure d’athlètes, surgissent, tenant d’énormes sécateurs entre leurs mains géantes. Ils vont m’étriper, me charcuter, découvrir que je suis rempli d’ennui ! Je m’évanouis. Je me réveille à l’accueil de la Chartreuse. Je m’approche de la fenêtre: les vendangeurs finissent leur première journée de travail.
L’ennui me joue toujours de sales tours.